Tu es responsable du Social Business chez Leroy Merlin, comment en es-tu arrivé là ?
C’est avant tout un parcours, un cheminement progressif, dans une recherche de sens et de cohérence. Chercher à concilier des axes qui semblent si différents, être en phase avec soi-même, ce sont des questions à la croisée des chemins avec soi, les autres et l’organisation. Cela requiert de demeurer dans l’inconfort des non-réponses, de ne pas mettre certaines interrogations profondes sous le tapis, mais se les approprier progressivement et oser tâtonner dans les réponses.
Avant Leroy Merlin, ce parcours commence pour moi à Santiago du Chili, avec la découverte de la pauvreté et des micro-entrepreneurs dans l’économie informelle, et l’inspiration de Grameen et Muhammad Yunus au Bangladesh, qui ont abouti à la création de CONTIGO, une « banque des pauvres », que j’ai contribué à développer, au cœur des quartiers démunis de la capitale.
Ce que j’ai vécu pendant trois ans était décapant, j’ai été profondément marqué par la dignité des personnes que j’ai rencontrées. Faire crédit, c’est accorder sa confiance et c’est certainement ce regard qui générait le plus de changement chez les microentrepreneurs ! Cette première expérience m’a profondément marquée : elle conciliait très naturellement impact social et modèle économique, à rebours de nos études et représentations mentales qui cloisonnent trop fortement le social et le business. J’avais également un sentiment d’alignement personnel très fort.
“La tête pense là où sont les pieds” disait Frei Beto et c’est une leçon de vie applicable à tous et à tout : c’est la rencontre sur le terrain, à partir du lien avec la réalité des personnes, que l’on est amené à penser différemment et à agir de manière plus pertinente et alignée.
Puis j’ai travaillé dans une compagnie d’assurances au Chili. Je m’y suis amusé, et dans le même temps, j’y ai aussi vu le type de management dont je ne voudrais plus jamais !
Après cette expérience au Chili, je suis entré chez Leroy Merlin où j’ai exercé différents métiers en marketing, en magasin puis en centrale d’achats. Les questions de sens, d’impact et d’alignement sont réapparus avec plus de force, dix ans et quatre métiers plus tard. A un moment, j’ai bénéficié d’un coaching, pour faire un bilan professionnel, et cela a fait ressortir mon orientation vers l’innovation et l’impact social. Mais ça ne fait pas un poste ! et je commence à me dire que ce sera en dehors de l’entreprise.
En parallèle, fin 2010, le DG de Leroy Merlin nous a invités à participer à une démarche collaborative par groupe de 15 en nous disant “Partez à la rencontre des habitants du monde, chercher les projets qui feront l’entreprise de demain”… Tout était à inventer : fil rouge, destination, organisation… J’ai adoré cette année de rencontres et d’ouverture, notamment avec huit jours en Californie à la rencontre d’organisations et d’entrepreneurs très variés. Nous avons pris conscience que si nous avions une vision à dix ans, bâtie avec 100% des collaborateurs, ce qui est déjà énorme, mais que cette vision haute, affichée dans tous nos bureaux, ne constituait pas un driver au quotidien dans le métier de chacun. Nous avons aussi constaté là-bas l’estompement des frontières étanches des organisations, avec un engagement croissant dans leur écosystème extérieur. En découvrant l’ingrédient design thinking pour associer des compétences diverses autour d’une problématique complexe, nous nous sommes dits qu’inventer demain, c’était peut-être mettre les 22.000 collaborateurs Leroy Merlin autour de la cause noble de permettre un habitat digne pour chacun, en lien avec notre écosystème. Quand ce projet a émergé dans le groupe, ce fut un “aha moment” pour moi : pour ce projet-là, j’étais prêt à rester et à m’engager à fond ! Et j’y ai ajouté la dimension ‘social business’, apprise avec Yunus : s’occuper des habitants en précarité au niveau de leur logement ne doit pas se faire de manière charitable, mais au contraire s’inscrire dans notre cœur de métier et reposer sur une viabilité économique. Il a ensuite fallu faire la démonstration que le social business était possible en France, au service du mal logement. Et construire des solutions en pensant différemment, à partir du terrain : “la tête pense là où sont les pieds !”
Dans cette quête, tu as sans doute dû batailler, ça t’a cherché au niveau de tes valeurs, comment ça s’est passé pour toi ?
Effectivement, être “intrapreneur” autour de projet à impact social n’a pas été un long fleuve tranquille, je dirais même que c’était souvent ramer à contre-courant. J’ai été aidé par ma conviction du pouvoir de transformation et d’entraînement de l’entreprise, et du fait que changer de l’intérieur pourrait avoir un impact fort. Que ce n’était pas juste de la philanthropie. Je suis même convaincu que l’innovation sociétale est un levier de performance, de mobilisation des collaborateurs et de réinvention de nos métiers. Et puis, c’était un projet, un défi, qui me tenait personnellement très à cœur !
A parallèle de ma mission en centrale d’achats, j’ai donc commencé à travailler avec les acteurs du mal-logement, des personnes en situation de précarité. J’ai rencontré d’autres entreprises engagées, aux business modèles innovants. Il m’a fallu deux ans pour avoir un poste dédié sur le sujet, après des discussions tous les trois mois avec le DG, en osant sortir des sentiers battus de mon métier et en désobéissant un peu !
Au fond, je savais que c’était le bon combat à mener pour moi ET pour l’entreprise. Ce pouvoir de transformation des actions dans la vie des gens démontrait que ça valait le coup de continuer.
Les projets à impact positif sont pourtant clé pour l’avenir des entreprises. L’engagement et l’attractivité sont en lien avec le motif que l’on a de se lever chaque matin. Cette volonté d’avoir un impact, de savoir à quoi l’on contribue devient un défi croissant dans les entreprises. Beaucoup croient qu’avoir un job qui a du sens, devenir acteur de changement, ne peut se faire qu’à l’extérieur, dans des structures alternatives. Je crois au contraire qu’il faut réaliser le changement de là où l’on est. Mais bien sûr, c’est le choix de l’entreprise d’avoir ou non un impact positif, et de laisser des marges de manœuvre à ses collaborateurs pour ça. La première barrière, c’est la représentation que l’on a du social et du business. On demande trop vite des KPI, avant même d’avoir expérimenté ! Là, ça demandait d’exploiter le cœur de métier actuel et en même temps d’explorer le monde de demain.
Alors, bien sûr, il n’est pas toujours facile de rendre compte de ce qui ne figure pas dans les comptes, mais ces projets sont des leviers de performance durable, au cœur du business. Ils génèrent beaucoup de sens, d’engagement et de l’énergie positive aussi. Et je crois définitivement au levier de la joie pour changer les choses !
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