Dirigeant du groupe Société générale, comment en es-tu arrivé à refonder ta vie professionnelle ?
Il y a eu un moment pivot dans ma vie, où tout aurait pu basculer mais où tout a été redéfini. J’avais 48 ans, tout allait à peu près bien. Et puis mon entreprise, la Société Générale, a été victime de la fraude Kerviel qui l’a mise à genoux, et qui a fait de cette banque que j’avais servie pendant 25 ans le pire exemple de son industrie, un an après avoir été classée la meilleure du monde. Au même moment, du fait de la crise des ‘subprime’, l’industrie bancaire mettait le monde par terre, pour avoir joué aux apprentis sorciers avec des modèles financiers non maîtrisés !
Ceci conjugué avec le départ de mes enfants, partis poursuivre leurs études, m’a fait perdre à la fois ma fierté professionnelle et ma raison d’être familiale. J’étais dans une impasse sans d’ailleurs me rendre compte à quel point. Un soir, j’ai dit à ma femme que j’allais partir un an marcher seul sur les chemins du monde. Elle a ri en répondant« pourquoi pas ? » Cà a été une déflagration.
J’ai négocié avec ma famille puis avec la Banque (c’était la fin de mon poste de CEO Canada) et suis parti six mois. J’ai pris un aller simple pour la Birmanie, puis rejoint le Laos, le Cambodge, et enfin le Népal et le Bhoutan. J’ai rejoint le Djomolhari, découvert le camp de base de l’Everest, rencontré Matthieu Ricard. J’ai fait au total 2000 km à pied, seul avec mon sac.
La force de cette expérience a surtout tenu au silence. Cà cognait tellement en moi quand je suis parti, j’étais déboussolé en perte de repères. Mais quand on marche, la poussière descend et peu à peu le bruit intérieur diminue progressivement jusqu’au point de disparaître. Cà prend du temps d’arriver à l’instant calme, moi ça m’a pris un mois : je me souviens si bien de ce moment au bord du Mékong, où pour la première fois j’ai ressenti ce vide complet, une connexion incroyable au monde et aux gens que j’aime.
Comment as-tu repris le chemin de ton bureau après cela ?
Quand je suis revenu, il n’y avait au départ pas de poste pour moi à la SG, mais finalement Frédéric Oudéa m’a confié dans le cadre de« l’après-Kerviel » la création d’une nouvelle Direction née de la fusion de l’Inspection Générale et des équipes d’Audit du Groupe.
J’ai eu la grande chance ensuite de me voir confier pendant cinq années la DRH Groupe, avec pour moi cette question centrale : comment mettre davantage de vie et de fluidité dans un environnement froid par nature et faire ainsi grandir notre richesse humaine au service de nos clients ? Comment être vivant chaque jour est d’ailleurs le défi auquel chacun de nous est confronté. Cela me fait penser à la phrase de Coluche : « la seule vraie question c’est : y a-t-il une Vie avant la mort ? »
Et puis j’ai créé la Direction de la Compliance, pendant 3 ans, pour aider la banque à devenir plus rigoureuse à un moment clé où elle venait de payer de lourdes amendes aux Etats-Unis et en France.Je suis parti il y a un an. Depuis, je me consacre à ceux que je peux aider, y compris d’ailleurs à mes enfants dont certains sont devenus entrepreneurs. Je repars aussi régulièrement marcher sur les chemins du monde.
Dans ton expérience, ça veut dire quoi, finalement, devenir Soi ?
En tant que leader ou manager, nous ne pouvons rien faire de grand sans d’abord commencer par nous transformer nous-mêmes. C’est une tâche difficile de devenir la meilleure version de soi-même pour en faire cadeau au monde et contribuer à l’améliorer, et autant commencer le plus tôt possible!J’aime dire que nous sommes chacun un évènement unique dans l’histoire de l’humanité, mais il faut faire un grand travail d’apurement et d’ajustement intérieur pour distinguer en vérité et améliorer en continu cet être unique. J’aime bien les mots de Martha Graham : ‘There is only one you in all time. Your expression of vitality end life force is unique. If you block it, it will never exist, it will be lost, the world will never have it’.
Devenir un leader ou un manager capable de faire « bouger » le collectif passe par des leviers tels que :
– la vision : comment chaque membre de mon équipe pourrait donner le meilleur de soi si, en tant que leader, je ne propose pas une ambition élevée, une « terre promise » qui donne terriblement envie de la rejoindre et qui servira de boussole dans les moments difficiles ?
– oser le silence, l’écoute vraie. Manager ses équipes par les questions plutôt que par les réponses, car le plus souvent elles savent ce que l’on cherche. Mais comment capter les signaux faibles si nous sommes envahis de notre bruit intérieur ? Etre attentifs aussi aux réponses de ceux qui nous agacent, car ils sont souvent ceux qui peuvent nous apporter le plus : ils pensent différemment et souvent nous permettent d’éviter les angles morts.
– le regard sur l’autre, le sourire : quand c’est chaud cela pousse plus vite ! et je ne connais rien d’équivalent à la puissance du sourire. Le vrai, celui qui vient du profond de soi et qui inspire la confiance. Ce climat de confiance est la clé absolue. Comme l’exprime Frédéric Laloux dans Reinventing organizations :
« Une organisation optimale est une communauté de travail qui donne à ceux qui s’y trouvent la sécurité nécessaire pour exprimer pleinement leur potentiel et réaliser ce qu’ils ont en eux d’unique ».
Frédéric LALOUX